vendredi 21 septembre 2007

桂林 (Guilin)


Somerset Maugham avait une vingtaine d’années et passait quelque temps en Toscane, pour apprendre l’italien, pour se bercer des grands classiques du pays. Il étudiait la médecine, mais la seule chose qui l’intéressait, c’était la littérature, lire, écrire. D’ailleurs il n’exercera jamais, mais vivra de sa plume assez vite. Son premier roman, Liza of Lambeth, tiré de son expérience d’étudiant en médecine, en stage dans un quartier ouvrier de Londres, Lambeth, est un succès. Un autre de ses livres, plus tard, son grand Bildungsroman, Of Human Bondage, reprend aussi dans une partie ces années de formation.
Il est donc en Italie et flirte avec la fille de sa logeuse, qui lui récite des vers de Dante, et lui raconte leur sens, les histoires derrière. Une rencontre de Dante et Virgile au Purgatoire, avec un esprit, Pia de Tolomei, revient sans cesse dans leurs dialogues. Il s’agit d’une aristocrate de Sienne, soupçonnée d’adultère par son mari, lequel pour se venger l’envoie dans une région malsaine, la Maremma, connue pour ses vapeurs toxiques. Peut-être le mauvais air, le mal aria, malaria ou paludisme. Elle n’en reviendra pas, et c’est la pauvre femme, morte, que nos écrivains rencontrent. Elle leur dit :

“Deh, quando tu sarai tornato al mondo
e riposato de la lunga via”
seguitò il terzo spirito al secondo,
“ricorditi di me che son la Pia.
Siena mi fe’ disfecemi Maremma.”
La Divina Commedia, Purgatorio, Canto V, vv. 130-136

“Ah, quand tu seras retourné au monde
et reposé de ton long chemin”,
poursuivit le troisième esprit après le second,
“Souviens-toi de moi car je suis la Pia.
Sienne me fit, Maremma me défit.”

Maugham va retourner ces vers et cette histoire dans sa tête pendant des années, avant d’en faire un de ses plus beaux livres, The Painted Veil, situé en Chine. La Passe dangereuse, en français. Comme il l’explique lui-même dans la préface :

“The story for some reason caught my imagination. I turned it over in my mind and for many years from time to time would brood over it for two or three days. I used to repeat to myself the line: Siena mi fe’; disfecemi Maremma. But it was one among many subjects that occupied my fancy and for long periods, I forgot it. Of course I saw it as a modern story, but I could not think of a setting in the world of today in which such events might plausibly happen. It was not till I made a long journey in China that I found this.”

Ainsi l’histoire se passe en Chine. Kitty s’ennuie dans la communauté d’expatriés à Hong Kong, qui vivent dans le luxe et les plaisirs, et elle trompe son mari, un médecin bactériologiste. Le premier chapitre relève des romans de gare, elle est dans sa chambre l’après-midi avec son amant, un bellâtre de l’ambassade, et tout d’un coup, le bouton de la porte tourne… Elle est fermée à clé. Le visiteur inopportun n’insiste pas. La suite du livre est plus originale et profond, le personnage de Kitty, femme légère et inconséquente au début, évolue progressivement jusqu’à devenir un des plus beaux portraits de femme de la littérature anglaise.
Le mari trompé, pour se venger, accepte un poste dans une zone infestée par le choléra, la région de Guilin dans le film qui vient de sortir, deuxième version de The Painted Veil, avec Edward Norton et Naomi Watts (Le voile des illusions, en français).
On retrouve ici l’histoire de Pia, mais la fin est très différente, c’est le médecin et non sa femme qui va contracter la maladie et en mourir. Ses derniers mots sont un moment une énigme : « The dog it was that died ». Ils sont tirés d’un poème d’Oliver Goldsmith, “An Elegy on the Death of a Mad Dog”, dans lequel un homme est mordu par un chien enragé, mais ce fut le chien qui mourut (comme dans le sonnet de Voltaire sur Fréron : « Ce fut le serpent qui creva ». Chez Goldsmith : “The man recovered of the bite,The dog it was that died.”
Le livre est magnifique, il fait partie de ceux qu’on a du mal à finir, on fait durer le plaisir à la fin, en ralentissant la lecture, tant on veut encore rester avec les personnages. Il faut le lire en anglais, d’abord parce que la langue de Maugham est limpide, très facile à lire, à la différence de ses contemporains, comme Waugh ou Wodehouse. Maugham a grandi en France, son père travaillait à l’ambassade, formé dans les lycées parisiens, peut-être est-ce la raison d’une écriture si simple pour nous. Ensuite parce que la traduction est lacunaire. Elle date des années 1920, et aucune maison d’édition, dans les nombreuses rééditions de l’auteur, n’a pris la peine de refaire les traductions. Aussi bien 10-18 qu’Omnibus. Lamentable, trop cher sans doute. La traduction de Mme E.-R. Blanchet, qui a traduit toute l’œuvre de Maugham, se permet des libertés incroyables, supprimer des passages, changer le sens, etc. Dans La Passe dangereuse, elle a supprimé carrément le dernier chapitre, où Kitty retrouve son père à Londres ! Sans doute le traducteur avait tous les droits à cette époque… Le style de Madame Blanchet n’est pas en cause, mais ces libertés qu’elle prend avec le livre. On peut lui donner crédit d’avoir trouvé des titres inspirés, pour les livres de Maugham : La Passe dangereuse (bien mieux que Le voile des illusions, choisi pour le film), ou encore Servitude humaine, ou Le Sortilège malais.

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