dimanche 16 septembre 2007

蘇州 (Suzhou)


Train de nuit de Xi’an à Shanghai (voir trains du monde 5, même style), arrêt à Suzhou, sorte de Venise chinoise, magnifique cité de canaux et de jardins, non loin du grand port. Une ville de plus, mieux conservée dans sa partie ancienne celle-là, l’occasion de s’interroger sur les différences Orient-Occident. Comme disait Kipling : “East is East, and West is West.”


Fernand Braudel explique que le capitalisme est né en Europe, car les villes y ont eu des libertés particulières, jamais trouvées dans les autres civilisations : « En Occident, capitalisme et villes, dit-il, au fond, ce fut la même chose. » Les libertés obtenues durant le Moyen Âge, du fait de la disparition d’un pouvoir central après la chute de l’empire romain, n’ont pu l’être ailleurs, là où des empires centralisées ont continué à exercer leur toute puissance, leur contrôle étroit sur la ville. C’est aussi bien le cas de la Chine que de l’Inde, de l’Empire byzantin, des empires arabes (omeyyades et abbassides), de l’Empire ottoman. Autrement dit, un hasard de l’histoire, la disparation de Rome, l’existence d’un morcellement politique incroyable en Europe pendant mille ans, ont permis cette situation particulière, des villes dotées de libertés que nulle part ailleurs les autres ont pu obtenir. Or les villes, ce sont des carrefours, des points de rencontre pour les échanges, des marchés, bref le capitalisme. Ainsi la chute de l’Empire romain serait à l’origine de l’expansion foudroyante de l’Europe à partir du XIIe siècle, accélérée à la Renaissance, et encore plus avec la révolution industrielle. La Chine est donnée en exemple par le grand historien. Là, nul bâtiment de haute taille dans les villes, à part ceux de l’empereur. Car il ne faut pas déplaire au pouvoir, montrer de l’ambition, de la richesse ostensible, il faut s’aplatir, se faire oublier, et toutes les maisons sont petites, comme dans les quartiers Hutongs à Pékin. Cela expliquerait pourquoi les villes chinoises ressemblent plus à des villes américaines qu’à des villes européennes, avec des centres modernes d’immeubles en verre. La rénovation a été plus facile car il n’y avait pas de bâtiments importants en dehors des palais. Imagine-t-on cela possible en Europe, avec tous ces centres historiques de glorieux bâtiments, formant les centres villes ? Et pourtant la Chine a une civilisation encore plus ancienne. Où sont passés les centres villes historiques, traditionnels ? Disparus, balayés par le progrès, sauf bien sûr les grandes pagodes, temples, palais, murailles, laissés par le pouvoir ou les religions. Mais le bourgeois enrichi, libre, ambitieux, qui s’affirme et construit, n’existe pas.

Le Jardin de l’Humble administrateur qu’on visite à Suzhou, est typique de cette situation. Sans doute un mandarin, un notable, très riche, qui s’est fait construire ce jardin somptueux. Mais encore a-t-il pris soin d’accoler le qualificatif « humble » à son nom et son œuvre, sans doute pour bien montrer sa soumission à l’empereur.
Les villes sont nombreuses et anciennes en Extrême-Orient : la Chine contient la moitié de la population urbaine du monde jusqu’en 1800, et « l’histoire urbaine mondiale prémoderne est surtout une histoire chinoise » (Eric Jones), mais aucune autonomie ne leur est accordée par les gouvernements centraux. Les améliorations en infrastructures sont limitées, les maisons sont basses même dans le centre car le luxe de hautes demeures « serait indécent face à la maison de l’empereur » (Braudel). À Hanoi au XVIIe siècle, on compte un million d’habitants, mais c’est « une ville de huttes en pailles et de ruelles boueuses, dirigée par des mandarins d’une rapacité impitoyable » (Jones). Ainsi les villes n’ont pu produire en Asie une « classe moyenne » d’ouvriers qualifiés, de commerçants, d’artisans et de bourgeois prêts à défendre leurs libertés : « Aucune autorité indépendante ne représente une ville chinoise dans son ensemble, face à l’État ou face à l’éclatante puissance des campagnes… La ville, résidence des fonctionnaires et des seigneurs, n’est la chose ni des métiers, ni des marchands ; aucune bourgeoisie n’y grandit à l’aise. » (Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, 1979, t. 1, p. 462). Naturellement, tout cela a bien changé aujourd’hui, l’essor capitaliste et bourgeois de la Chine est sans pareil.
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